Cette exposition, dont le titre « le point aveugle » fait référence à la tâche de Mariotte (le seul endroit de la rétine qui ne voit pas), est l’aboutissement du travail inédit mené par la photographe et plasticienne Jacqueline Salmon sur un objet central et pourtant très absent de la recherche en Histoire de l’Art : le périzonium.
Attaché à la figure du Christ, ce pagne est à la fois un voile de pudeur, un enjeu de représentation pour les artistes et une relique précieuse pour l’Église. Mais en retraçant les différentes manière dont il a été dessiné, peint ou sculpté des siècles durant, il se révèle aussi être un formidable indicateur des mentalités artistiques et religieuses des sociétés occidentales face à la représentation du corps christique, à la fois humain et divin. De l’Allemagne gothique à l’Italie de la Renaissance, des Flandres à l’Espagne du Siècle d’or, l’imagerie du périzonium a été codifiée par la théologie, mais elle a aussi parfois subi l’influence des modes civiles ou été inventée de toute pièce par les artistes, qui ont livré d’infinies manières de le draper. Certains peintres ont ainsi inventé des modèles qui ont été largement repris à leur suite, comme Giotto, qui introduit la transparence, ou Rogier van der Weyden, dont les périzoniums se détachent du Christ pour devenir des drapés volants. Quelques-uns, comme Michel-Ange, iront jusqu’à le supprimer. Quant aux artistes du XXe siècle, ils oscilleront entre reprise de modèles du passé et personnalisation à l’extrême du sujet, à l’image de Chagall, qui détourne le voile de prière juif pour couvrir les hanches de Jésus, ou de Picasso, qui mêle au pagne de son Christ la cape d’un torero.
Malgré les sujets majeurs qu’il soulève, le périzonium constitue toujours un « point aveugle » dans la recherche iconographique, presque un non-sujet, qui a été largement moins commenté que d’autres éléments constitutifs des scènes de la Passion : la position du corps du Christ, de ses stigmates, des personnages qui l’entourent, la variété de leurs expressions, la manière dont le sang coule, etc.
En constituant de manière empirique et à l’aide de son appareil, un ensemble vertigineux de photographies sur le périzonium (prises de vues qu’elle a réalisées in situ dans des musées, des galeries ou chez des antiquaires), qu’elle a complété par la collecte de nombreuses reproductions d’oeuvres dans des livres et sur Internet, Jacqueline Salmon traverse l’Histoire de l’Art du IVe siècle au XXe siècle et offre ce qui s’impose comme l’étude la plus poussée jamais réalisée sur le sujet.
Elle érige surtout le regard du photographe en pierre angulaire de sa démarche et fait du cadrage et de la composition un outil de dissection qu’elle replace au coeur de la pratique photographique. Elle renouvelle enfin l’exercice de la photographie d’oeuvre d’art, qui n’est pas considérée ici comme un outil de reproduction, mais bien comme un médium d’interprétation à part entière.
Initialement prévue en 2020, l’exposition « Le point aveugle » a bénéficié de deux années supplémentaires qui ont permis à Jacqueline Salmon d’enrichir plus encore le corpus de ses périzoniums. Aujourd’hui, l’exposition compte environ 230 tirages.
La première partie de l’exposition est constituée de treize photographies et un carnet – soit quatorze « stations », écho fortuit, mais non dénué de sens, à celles de la Passion du Christ – qui viennent s’insinuer dans les collections permanentes, pour entretenir des connivences temporelles, stylistiques, ou simplement esthétiques avec les peintures de Jacques Réattu, les sculptures de Germaine Richier et Ossip Zadkine, les dessins de Pablo Picasso et Pierre Buraglio.
La seconde partie est consacrée au coeur de la recherche. Organisé par périodes et manières de drapés, le parcours débute sur les plus anciennes représentations de périzoniums, encore très influencées par l’icône byzantine, pour s’achever sur la réinvention des sujets de la Passion par les peintres du XXe siècle (Bacon, Sutherland, Chagall). Il est ponctué par les photographies de l’artiste, présentées de manière isolée (pour les oeuvres majeures) ou sous la forme de nuages d’images, ainsi que ses précieux carnets d’études, qui constituent la matrice de l’exposition et du livre qui l’accompagne.